RESUME DES ARRETS[1]
Griefs
Les requérants soutenaient que la loi du 4 mars 2002 avait porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens et emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.
Ils soutenaient en outre que cette loi avait créé une inégalité de traitement injustifiée entre les parents d’enfants handicapés en raison d’une faute médicale ou d’un tiers ayant provoqué directement le handicap, et les parents d’enfants dont le handicap n’a pas été décelé avant la naissance en raison d’une faute d’une autre nature. Ils invoquaient l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention,
Par ailleurs, invoquant l’article 6 (droit à un procès équitable), les requérants alléguaient que l’applicabilité immédiate de la loi du 4 mars 2002 aux instances en cours, dont la leur, a porté atteinte à leur droit à un procès équitable. De plus, ils soutenaient que l’applicabilité immédiate de cette loi aux instances en cours les a privés d’un recours effectif puisqu’ils ne peuvent plus obtenir réparation, par l’auteur responsable, des charges particulières découlant du handicap de leur enfant. Ils invoquaient l’article 13 (droit à un recours effectif).
Enfin, les requérants soutenaient que le régime instauré par la loi du 4 mars 2002 constitue notamment une ingérence arbitraire de l’Etat dans leur droit à la vie privée et familiale garanti par l’article 8, dans la mesure où, en les privant d’une partie des indemnités qu’ils auraient pu obtenir avant l’entrée en vigueur de la loi, il les empêche de subvenir aux besoins de leurs enfants.
DECISION DE LA COUR
Article 1 du Protocole no 1
La Cour note que dans l’affaire Draon, le gouvernement français admet que les requérants pouvaient légitimement espérer obtenir réparation du préjudice subi, y compris les « charges particulières » puisque l’AP-HP avait reconnu sa responsabilité à leur égard avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002. Le Gouvernement reconnaît donc qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
Par contre, dans l’affaire Maurice, le Gouvernement soutient que la responsabilité de l’AP-HP n’est pas établie dans la mesure où même en l’absence d’inversion des résultats, le diagnostic prénatal communiqué aux requérants aurait été incertain, du fait de la présence de sang maternel dans le prélèvement effectué. Dès lors, les requérants ne bénéficieraient pas, selon le Gouvernement, d’une indemnisation automatique, et ne pourraient donc pas se prévaloir d’une « espérance légitime » de voir leur créance satisfaite.
La Cour estime au contraire, comme l’ont relevé les juridictions françaises sans ambiguïté, que l’existence d’un lien de causalité directe entre la faute commise par l’AP-HP et le préjudice subi par les requérants est établie. Ces derniers détenaient, avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002, une créance qu’ils pouvaient légitimement espérer voir se concrétiser et donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect d’un « bien »
La Cour relève que la loi du 4 mars 2002 a privé les requérants de la possibilité d’être indemnisés pour les « charges particulières » découlant du handicap de leurs enfants, alors que, dès mars 1999 en ce qui concerne les époux Draon et décembre 2001 pour ce qui est des époux Maurice, les intéressés avaient saisi les juridictions administratives d’une requête au fond et s’étaient vu accorder des provisions d’un montant substantiel, compte tenu du caractère non sérieusement contestable de l’obligation de l’AP-HP à leur égard.
La loi litigieuse a donc entraîné une ingérence dans l’exercice des droits de créance en réparation qu’on pouvait faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu’alors et, partant, du droit des requérants au respect de leurs biens.
Sur la justification de l’ingérence
La Cour admet que la loi du 4 mars 2002 servait une « cause d’utilité publique », le législateur français mettant ainsi un terme à une jurisprudence qu’il désapprouvait en modifiant le droit relatif à la responsabilité médicale.
Quant à la proportionnalité de cette ingérence, la Cour relève que la loi du 4 mars 2002 a appliqué un nouveau régime de responsabilité à des instances en cours, mettant un terme à la jurisprudence applicable au moment de la découverte du handicap des enfants des requérants.
Une application rétroactive ne constitue pas en elle-même une rupture du juste équilibre voulu. Cependant, cette loi a purement et simplement supprimé rétroactivement une partie essentielle des créances en réparation, de montants très élevés, que les parents d’enfants dont le handicap n’avait pas été décelé avant la naissance en raison d’une faute, tels que les requérants, auraient pu faire valoir contre l’établissement hospitalier responsable.
Le législateur français a ainsi privé les requérants d’une « valeur patrimoniale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », à savoir une créance en réparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le montant conformément à la jurisprudence fixée par le Conseil d’Etat.
La Cour constate que le montant des indemnisations que les requérants doivent percevoir en application de la loi du 4 mars 2002 est nettement inférieur à celui résultant du régime de responsabilité antérieur ; ce montant est clairement insuffisant, comme l’admettent le Gouvernement et le législateur eux-mêmes, puisque ces prestations ont été complétées récemment par de nouvelles dispositions prévues par une loi du 11 février 2005.
Le caractère très limité de la compensation actuelle ainsi que l’incertitude régnant sur l’application de la loi de 2005 - quant à sa date d’entrée en vigueur et aux montants pouvant être versés aux requérants – font que depuis l’intervention de la loi du 4 mars 2002, l’on ne peut considérer que cet important préjudice est indemnisé de façon raisonnablement proportionnée.
Quant aux indemnisations accordées à ce jour aux requérants, la Cour constate qu’elles relèvent du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence, et non des charges particulières découlant du handicap des enfants tout au long de leur vie. Les montants alloués sont très inférieurs aux attentes légitimes des requérants et ne sont pas définitifs, les procédures étant actuellement pendantes après appel. L’indemnisation ainsi octroyée aux requérants ne saurait donc compenser les créances perdues.
Enfin, la Cour estime que les considérations liées à l’éthique, à l’équité et à la bonne organisation du système de santé invoquées par le Gouvernement et le Conseil d’Etat dans son avis contentieux ne légitiment pas, en l’espèce, la rétroactivité d’une loi dont l’effet a été de priver les requérants, sans indemnisation adéquate, d’une partie substantielle de leurs créances en réparation.
Une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens. L’article 1 de la loi du 4 mars 2002 emporte donc violation de l’article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où il concerne les instances qui étaient en cours à la date de l’entrée en vigueur de cette loi, à savoir le 7 mars 2002.
Article 14
Compte tenu de son constat de violation concernant le droit des requérants au respect de leurs biens, la Cour estime à l’unanimité qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
Article 6 § 1
La Cour conclut, par douze voix contre cinq, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 6 § 1.
Article 13
Ayant rappelé que la Convention ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse contester devant une autorité́ nationale les lois d’un Etat contractant en tant que telles, la Cour conclut à la non-violation de l’article 13.
Article 8 et article 14 combiné avec l’article 8
La Cour n’estime pas nécessaire de trancher la question de savoir si l’article 8 est applicable en l’espèce, car à supposer même qu’il le soit, elle est d’avis qu’il n’y a pas violation de cette disposition.
La Cour note en effet, que suite au tumultueux débat résultant de l’arrêt Perruche rendu par la Cour de cassation en novembre 2000, le législateur a décidé de modifier le droit en matière de responsabilité médicale. La loi du 4 mars 2002 a été adoptée à l’issue de débats parlementaires approfondis qui ont tenu compte de considérations d’ordre juridique, éthique, social, ainsi que de raisons liées à la bonne organisation du système de santé et au traitement équitable de l’ensemble des personnes handicapées.
En prévoyant la prise en charge du handicap de l’enfant par la solidarité nationale, le législateur français a préféré inscrire cet aspect dans le cadre législatif qui organise les modalités de compensation du handicap, et non laisser à la jurisprudence le soin de statuer sur des actions relevant du droit commun de la responsabilité. Il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux autorités françaises pour apprécier l’opportunité de la mise en place d’un tel régime, ni en quoi pourrait consister la politique optimale en ce domaine social difficile. Dès lors, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8.
Quant au grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8, il sort du champ d’examen de l’affaire telle qu’elle a été déférée à la Grande Chambre car il a été soulevé pour la première fois devant elle lors de l’audience, soit après l’adoption des décisions sur la recevabilité.
Les juges Rozakis, Bratza, Bonello, Loucaides et Jočienė ont exprimé une opinion partiellement dissidente commune et le juge Bonello une opinion séparée. Le texte de ces opinions se trouve joint aux arrêts.
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Les arrêts de la Cour sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).
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[1] Rédigé par le greffe, ce résumé ne lie pas la Cour.