Cour de Cassation
Assemblée plénière
Audience publique du 7 avril 2006
N° de pourvoi : 05-11519
Publié au bulletin (N° 3 p. 5)
Président : M. Cotte (président doyen remplaçant M. le premier président empêché).
Rapporteur : Mme Pascal, assistée de Mme Calvez, auditeur.
Premier avocat général : M. De Gouttes.
Avocats : SCP Choucroy, Gadiou et Chevallier, SCP Ghestin.
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, siégeant en ASSEMBLEE PLENIERE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le moyen unique :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Montpellier, 22 novembre 2004), rendu en matière de référé, que la SCI Bernabé (la SCI) a été condamnée à payer à la société Building une provision sur un solde d'honoraires d'architecte convenus par contrat du 5 juin 2000 ;
qu'en appel, la SCI, soutenant avoir sollicité son admission au dispositif de désendettement des rapatriés réinstallés dans une profession non salariée, a opposé la suspension des poursuites ;
Attendu que la SCI fait grief à l'arrêt de dire que les dispositions relatives à l'aide aux rapatriés réinstallés dans une profession non salariée doivent être écartées comme méconnaissant les exigences de l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, alors, selon le moyen :
1 / que les dispositions légales et réglementaires relatives au dispositif de désendettement des rapatriés se contentent d'organiser une suspension provisoire des poursuites, sans jamais interdire aux créanciers d'un rapatrié ayant déposé un dossier de demande d'aide d'engager une action à l'encontre de leur débiteur, cette action devant simplement être suspendue jusqu'à la décision définitive sur la demande d'aide ; qu'en énonçant que la réglementation invoquée par la SCI interdit l'accès à la justice pour un temps indéterminé, la cour d'appel, qui relevait pourtant elle-même que la loi ne faisait référence qu'à des poursuites et non à l'interdiction d'une action en justice, a manifestement ajouté aux termes clairs et précis des articles 100 de la loi n° 87-1269 du 30 décembre 1997, 76 de la loi n° 98-546 du 2 juillet 1998, 25 de la loi n° 98-1267 du 30 décembre 1998 et 77 de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 qu'elle a ainsi violés ;
2 / que dès lors que rien, dans le dispositif légal et réglementaire d'aide au désendettement des rapatriés, n'interdit à leurs créanciers d'exercer leur droit fondamental à porter leurs demandes en paiement devant un juge, la cour d'appel a violé par fausse application l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme en énonçant que les normes invoquées par la SCI ne pouvaient être mises en oeuvre comme méconnaissant manifestement les exigences tirées de ce texte ;
3 / qu'à supposer même que les normes invoquées par la SCI puissent être considérées comme apportant une limitation au droit fondamental de chacun d'accéder à un juge, encore faudrait-il, pour pouvoir les écarter comme méconnaissant manifestement les exigences tirées de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme, que cette limitation ne soit pas légitime comme portant atteinte à la substance même du droit d'accès à la justice ou comme étant hors de proportion avec le but poursuivi ; qu'en s'abstenant totalement de rechercher si les limitations apportées aux droits des créanciers des rapatriés réinstallés par la réglementation invoquée par la SCI ne poursuivaient pas un but légitime et n'étaient nullement hors de proportion avec le but poursuivi, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme ;
Mais attendu que si l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales permet à l'Etat de limiter le droit d'accès à un tribunal dans un but légitime, c'est à la condition que la substance même de ce droit n'en soit pas atteinte et que, si tel est le cas, les moyens employés soient proportionnés à ce but ;
Qu'ayant exactement retenu que les dispositions relatives au désendettement des rapatries réinstallés dans une profession non salariée, résultant des articles 100 de la loi du 30 décembre 1997, 76 de la loi du 2 juillet 1998, 25 de la loi du 30 décembre 1998, 2 du décret du 4 juin 1999 et 77 de la loi du 17 janvier 2002, organisent, sans l'intervention d'un juge, une suspension automatique des poursuites, d'une durée indéterminée, portant atteinte, dans leur substance même, aux droits des créanciers, privés de tout recours alors que le débiteur dispose de recours suspensifs devant les juridictions administratives, puis relevé que la dette de la SCI n'était pas discutée et qu'à la date à laquelle elle se prononçait, la suspension des poursuites, qui lui interdisait de statuer, perdurait sans qu'aucune décision ne soit intervenue sur l'admission de sa demande, la cour d'appel en a déduit à bon droit que la SCI devait être condamnée à payer la provision réclamée ; D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Bernabé aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, condamne la SCI Bernabé à payer à la société Building la somme de 2 000 euros et rejette la demande de la SCI Bernabé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en Assemblée plénière, et prononcé par le président doyen remplaçant le premier président empêché, en son audience publique du sept avril deux mille six.
Moyen produit par la SCP Choucroy, Gadiou et Chevallier, avocat aux Conseils pour la SCI Bernabé.
MOYEN ANNEXE à l'arrêt n° 536.P (Assemblée plénière)
IL EST FAIT GRIEF A L'ARRET ATTAQUE d'avoir dit que doivent être écartées les dispositions relatives à l'aide aux rapatriés réinstallés dans une profession non salariée invoquées par la SCI Bernabé comme méconnaissant manifestement les exigences tirées de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, et d'avoir, par voie de conséquence, confirmé l'ordonnance entreprise ;
AUX MOTIFS QUE " (...) le principe d'accès à la justice, comprenant l'accès au juge pour rechercher la condamnation de son adversaire et l'obtention d'un titre exécutoire, résulte des prescriptions imposées par les dispositions de l'article 6 de la convention EDH relatives à la notion de procès équitable ; (...) que depuis l'arrêt X... du 21 février 1975, série A n° 187, le droit d'accès à un tribunal est inhérent à cette dernière notion ; que depuis l'arrêt Y... du 28 mai 1985, série A n° 93, si les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation, ces limitations d'une part ne sauraient restreindre l'accès au juge au point d'attenter à la substance même du droit, d'autre part doivent toujours être proportionnelles entre les moyens mis en oeuvre et le but visé ; que cette jurisprudence est constante ; (...) que, dans le dispositif invoqué par la société appelante, la suspension des poursuites est acquise de plein droit et affecte toutes les procédures, voies d'exécution, procédures collectives et mesures conservatoires ; que le juge doit faire cesser toutes les poursuites dès le dépôt du dossier à la préfecture par la personne alléguant la qualité de rapatrié, cette suspension étant automatique, le juge judiciaire ne pouvant contrôler cette qualité, et ceci quelle que soit la date à laquelle la dette est née ;
(...) que selon l'appelante, l'instance judiciaire serait, en tout état de cause, suspendue et cette suspension intégrerait toutes les demandes présentées en justice ; (...) qu'il apparaît de la réglementation invoquée par l'appelante : - une imprécision dans les termes employés par la loi, qui ne fait référence qu'à des poursuites et non à l'interdiction d'une action en justice, - une automaticité de l'atteinte sans qu'une procédure préalable garantisse les droits effectifs de chacun afin d'éviter qu'une atteinte puisse être disproportionnée dès l'origine, - une interdiction proscrivant toute intervention du juge par le seul dépôt matériel du dossier en préfecture, - une absence de délais imposés à l'administration pour statuer, - une absence complète de recours pendant la durée de cette suspension, soit pour l'accélérer, soit pour y mettre fin, - l'existence, exorbitante en droit commun, d'un effet suspensif attaché à tout recours formé devant toutes les juridictions de l'ordre administratif ; (...) que, dans ces conditions, la réglementation invoquée par la société appelante, d'une part interdit l'accès à la justice pour un temps indéterminé, de seconde part ne définit pas avec une précision suffisante les conditions et les modalités de cette atteinte, de troisième part ne prévoit aucune indemnisation pour l'atteinte portée au droit de créance qui est aussi un droit de propriété, enfin n'organise pas, avant et pendant le déroulement de la suspension, une possibilité de recours à un juge ; qu'il en résulte que les normes invoquées par l'appelante ne peuvent être mises en oeuvre comme méconnaissant manifestement les exigences tirées de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme ; que, par suite, elles doivent être écartées et, par voie de conséquence, l'ordonnance déférée, qui n'est pas autrement critiquée, confirmée"
ALORS, D'UNE PART, QUE les dispositions légales et réglementaires relatives au dispositif de désendettement des rapatriés se contentent d'organiser une suspension provisoire des poursuites, sans jamais interdire aux créanciers d'un rapatrié ayant déposé un dossier de demande d'aide d'engager une action à l'encontre de leur débiteur, cette action devant simplement être suspendue jusqu'à la décision définitive sur la demande d'aide ; qu'en énonçant que la réglementation invoquée par l'exposante interdit l'accès à la justice pour un temps indéterminé, la cour d'appel, qui relevait pourtant elle-même que la loi ne faisait référence qu'à des poursuites et non à l'interdiction d'une action en justice, a manifestement ajouté aux termes clairs et précis des articles 100 de la loi n° 87-1269 du 30 décembre 1997, 76 de la loi n° 98-546 du 2 juillet 1998, 25 de la loi n° 98-1267 du 30 décembre 1998 et 77 de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 qu'elle a ainsi violés ;
ALORS, D'AUTRE PART, QUE dès lors que rien, dans le dispositif légal et réglementaire d'aide au désendettement des rapatriés, n'interdit à leurs créanciers d'exercer leur droit fondamental à porter leurs demandes en paiement devant un juge, la cour d'appel a violé par fausse application l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme en énonçant que les normes invoquées par l'exposante ne pouvaient être mises en oeuvre comme méconnaissant manifestement les exigences tirées de ce texte ;
ALORS, ENFIN, QU'à supposer même que les normes invoquées par l'exposante puissent être considérées comme apportant une limitation au droit fondamental de chacun d'accéder à un juge, encore faudrait-il, pour pouvoir les écarter comme méconnaissant manifestement les exigences tirées de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme, que cette limitation ne soit pas légitime comme portant atteinte à la substance même du droit d'accès à la justice ou comme étant hors de proportion avec le but poursuivi ; qu'en s'abstenant totalement de rechercher si les limitations apportées aux droits des créanciers des rapatriés réinstallés par la réglementation invoquée par l'exposante ne poursuivaient pas un but légitime et n'étaient nullement hors de proportion avec le but poursuivi, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'homme ;