POUR LIRE LA PAGE PRECEDENTE CLIQUEZ ICI ANALYSE (1ère partie)[41] La première question que soulève l'appel est celle de la validité des clauses de non-concurrence et de non-sollicitation en cause.
[42] Leur texte a déjà été reproduit.
[43] Une réponse affirmative à la question entraînera successivement les autres questions suivantes: la juge de première instance a-t-elle eu raison de conclure que l'appelant n'avait pas violé la clause de non-concurrence, mais qu'il y avait eu violation de la clause de non-sollicitation et, le cas échéant, de réduire de 250 $ à 200 $ la pénalité prévue par celle-ci.
A – Validité des clauses[44] Les clauses du genre de celles sous étude sont appelées « clauses-escalier », « clauses par paliers » ou « clauses-entonnoirs ». Elles ont fait couler beaucoup d'encre, tant en doctrine qu'en jurisprudence. Certains juges ou auteurs considèrent ces clauses valides, d'autres non.
[45] Ainsi, dans
Graphiques Matrox inc. c. Nvidia Corp.[1], le juge Pierre J. Dalphond, alors à la Cour supérieure, a écrit
[2]:
Par ailleurs, si la Cour considère que les parties ont voulu d'une clause en paliers, on arrive au même résultat puisqu'une telle clause est invalide en matière de contrat d'emploi, car elle revient à laisser planer sur la tête de M. Lepage, qui est régi par un contrat à durée indéterminée, une épée de Damoclès d'une longueur indéterminée, déterminable par un juge ou un tiers.
[46] La professeur Marie-France Bich a la même approche
[3]:
En l'absence même, à l'article 2089, de la mention des « termes exprès », le seul droit commun imposerait donc aux parties de rédiger la clause de non-concurrence de façon à ce que l'objet de la prestation, à savoir l'engagement du débiteur, soit exprimé d'une manière qui en prévoit ou permette d'en déterminer l'étendue avec certitude. Or, à notre avis, la mention des « termes exprès », à l'article 2089, ajoute à cette exigence. En effet, le législateur, à l'
article 2089 C.c.Q., n'a sûrement pas voulu parler pour ne rien dire, ce qui serait le cas si la mention des « termes exprès » devait être interprétée comme un simple renvoi à l'
article 1373 C.c.Q. et au droit commun. À notre avis, le législateur exige ici un degré
supplémentaire de définition, et donc de précision, qui nous semble exclure la possibilité que la clause de non-concurrence porte sur un objet simplement déterminable: cet objet, c'est-à-dire la prestation du débiteur, doit être
déterminé. La clause de non-concurrence ne peut pas ne pas être libellée en des termes clairs, qui tracent avec exactitude le contour précis de l'obligation qui incombe au salarié-débiteur et permette à ce dernier, comme à son cocontractant, de connaître la pleine teneur de son engagement.
Cette exigence a pour conséquence que les clauses de non-concurrence que l'on qualifie parfois de « clauses-escalier », de « clauses par paliers » ou de « clauses-entonnoirs » devraient être considérées comme nulles
ab initio.
[47] Il en est de même des auteurs Jean Pineau et Serge Gaudet
[4] :
À la réflexion, tant la « clause-entonnoir » que celle imposant au tribunal de réécrire une clause de non-concurrence illégale nous semblent être d'une validité plus que douteuse. En effet, comme on vient de le voir, pour qu'une obligation ait un contenu déterminable, il est nécessaire que le tribunal n'ait pas à se substituer aux parties pour la détermination de ce contenu: or, la clause de « réécriture » comme la clause-entonnoir ont pour effet de faire du tribunal le véritable rédacteur de l'entente. Dans le cas de la clause de réécriture, cela est évident; mais c'est aussi ce qui se produit avec la clause-entonnoir puisque les parties ne sauront pas quelles sont leurs véritables obligations tant et aussi longtemps que le tribunal ne se sera pas prononcé.
[48] Ces prises de position ne font pas l'unanimité. Il existe une jurisprudence où la validité de clauses semblables à celles sous étude a été reconnue :
a) dans
Nettoyeurs Michel Forget Ltée c. Nettoyeur Josée Goupil inc.[5], le juge Denis Lévesque a écrit :
[…] Si les contractants confient au tribunal la mission de réduire la portée des clauses aux limites du raisonnable, il s'agit d'une clause valide et le Tribunal est investi d'un pouvoir que les parties n'ont pas exercé à juste escient lorsqu'elles ont contracté. Si, lorsque les parties sont silencieuses sur l'obligation de loyauté, le Tribunal peut en délimiter la portée selon l'équité, l'usage ou la loi, à plus forte raison peut-il le faire lorsque les parties lui en confèrent spécifiquement le pouvoir.
[49] La clause dont le juge était saisi se lisait :
19.03.2 Dans l'éventualité où un Tribunal en venait à la conclusion que l'une ou l'autre des clauses restrictives ci-dessus mentionnées à la présente Section est trop large quant à sa durée, à sa portée ou à son territoire, ledit Tribunal aura le pouvoir et le devoir de réduire ladite durée et/ou portée et/ou territoire pour les ramener au niveau maximal où il les considérera raisonnables plutôt que de les annuler et, à partir de ce moment, lesdites clauses seront modifiées de façon à ce que leur durée et/ou leur portée et/ou leur territoire soient fixés à ceux indiqués par le Tribunal dans sa décision ;
b) dans
P.A. Boutin (1986) inc. c. Julien[6], la juge Louise Otis, alors à la Cour supérieure, s'est exprimée ainsi au sujet d'une clause similaire à celle qui liait, ici, les parties :
La facture alternative de la clause (« ou si jugé illégal ») qui prévoit, par anticipation, que le défendeur pourrait vouloir s'en libérer en plaidant l'illégalité de ce qu'il avait convenu, ne nous apparaît pas contraire au droit. La demanderesse s'est montrée prudente et a voulu obliger le défendeur jusque dans les derniers retranchements où les tribunaux auraient pu, hypothétiquement, la conduire.
c) enfin, dans
Distribution Yves Paquette c. Club International Vidéo Film C.I.V.F. (1987) inc.[7], le juge Jean Marquis a, lui aussi, jugé valide une clause identique à celle qu'avait eue à analyser le juge Denis Lévesque dans la cause rapportée plus haut
[8] :
Il s'agit d'une affaire de droit privé. Une clause de non-concurrence est valide
prima facie; celui qui l'attaque doit établir qu'elle n'est pas raisonnable eu égard à l'ensemble des circonstances.
Rien ne s'oppose à ce que les parties conviennent de confier à la Cour le soin de pallier aux déficiences d'une clause: les parties confèrent ce pouvoir à la Cour, acquiescent à son exercice.
[50] La recherche de la réponse à la question sous étude doit se faire sous l'éclairage de chacun des facteurs suivants :
a) l'obligation de loyauté existe, après la fin du contrat d'emploi, même en l'absence d'une clause écrite; le deuxième alinéa de l'
article 2088 C.c.Q. est clair à ce sujet :
Le salarié, outre qu'il est tenu d'exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l'information à caractère confidentiel qu'il obtient dans l'exécution ou à l'occasion de son travail.
Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l'information réfère à la réputation et à la vie privée d'autrui.
[51] Ce premier facteur défie l'argument qu'une clause par paliers constitue une épée de Damoclès au-dessus de la tête de l'ex-salarié.
[52] La loi édicte la survie de l'obligation de loyauté à la cessation d'emploi. La portée exacte de cette obligation dépendra des circonstances; l'ex-employé ne peut donc être certain de la durée et de l'étendue territoriale de son obligation.
[53] Ce facteur écarte également l'argument qu'une clause par paliers ne rencontre pas les exigences du deuxième alinéa de l'
article 1373 C.c.Q.:
La prestation doit être possible et déterminée ou déterminable; elle ne doit être ni prohibée par la loi ni contraire à l'ordre public.
[54] Qu'il y ait clause ou pas, l'étendue de l'obligation de loyauté découlera des circonstances.
b) l'
article 2089 C.c.Q. permet expressément les stipulations restrictives, dans un contrat d'emploi, de la liberté de travail après la fin ou la rupture de ce contrat :
Les parties peuvent, par écrit et en termes exprès, stipuler que, même après la fin du contrat, le salarié ne pourra faire concurrence à l'employeur ni participer à quelque titre que ce soit à une entreprise qui lui ferait concurrence.
Toutefois, cette stipulation doit être limitée, quant au temps, au lieu et au genre de travail, à ce qui est nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l'employeur.
Il incombe à l'employeur de prouver que cette stipulation est valide.
c) lorsque, comme c'est ici le cas, un contrat de travail à durée indéterminée est signé, les parties n'ont alors aucune idée de sa durée et de l'étendue des responsabilités qui incomberont à l'employé au fur et à mesure de l'écoulement du temps; il est donc sage de rédiger la clause permise par l'
article 2089 C.c.Q. dans des termes qui permettent de l'adapter aux circonstances; si une telle clause est formulée rigidement et qu'elle est par la suite attaquée en justice, le seul pouvoir du tribunal est de la déclarer légale ou illégale; dans
Pauzé c. Descoteaux[9], le juge Kaufman a écrit :
Covenants of this kind are either legal or they are not. If not, even though they may reflect the will of the parties at the time the contract was signed, they will be struck down. If legal, they will stand. But there is no in between, and the Court cannot remake the contract.
I therefore think that the trial judge fell into error when he suggested that a Court "peut toujours accorder moins que ce qui est réclamé". That may be true in the majority of cases, but it does not apply in proceedings of this kind.
d) avant de rejeter totalement une clause à laquelle des parties capables de contracter ont librement consenti, il faut essayer de lui trouver un sens; les parties sont, en effet, réputées ne pas avoir parlé pour ne rien dire.
[55] Une clause par paliers, du genre de celles impliquées ici, prévoit essentiellement divers scénarios applicables suivant les données particulières de l'époque de la cessation du contrat de travail; il n'y a rien dans cela qui offense l'ordre public.
[56] Les mots « Si cette durée […] n'était pas reconnue valide » ne sont pas incompatibles avec une détermination consensuelle; les parties peuvent très bien s'entendre, en fonction des circonstances, sur une des durées prévues; le fait qu'à défaut d'entente le tribunal devra décider n'a rien d'illégal.
[57] L'ensemble de ces considérations permet de conclure à la validité des clauses de loyauté conclues entre les parties.
[58] Cette constatation oblige de déterminer si la juge de première instance a eu raison de conclure que l'appelant n'avait pas violé la clause de non-concurrence, mais avait violé celle de non-sollicitation.
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